L'ethnomusicologie de la France au révélateur du PCI
En tant que musicien et chercheur, j'ai déjà eu à me poser la question de la façon dont je pouvais ou non conserver ces deux casquettes sans sombrer dans une schyzophrénie auto-destructrice insupportable. Je ne suis bien évidemment pas le seul en France à prendre les musiques traditionnelles comme objet de recherche et comme objet de loisir à la fois.
L'introduction de la notion patrimoine culturel immatériel dans le champ des musiques traditionnelles ne s'est pas faite sans quelques frictions, qui se sont avérées extrêmement révélatrices sur le rapport qu'entretient le milieu de l'ethnomusicologie de la France, ou une partie en tout cas, avec son objet d'étude.
Témoin, entre autres, une polémique éclose entre la Fédération des Associations de Musiques et de Danses traditionnelles d'une part et le Centre international de recherche interdisciplinaire en ethnomusicologie de la France d'autre part. Rappel des faits.
En 2008, la FAMDT inscrit dans son projet quinquennal pour la période 2009-2014 que ses adhérents se reconnaissent dans les valeurs véhiculées par le patrimoine culturel immatériel tel que défini dans la convention de l'UNESCO. Parmi ces adhérents, essentiellement composé d'associations de promotion, d'apprentissage et de diffusion des musiques et danses traditionnelles, le CIRIEF, organe de recherche rattaché à l'université de Nice et réunissant des chercheurs de toute la France, détonne. A la lecture du projet, le président du CIRIEF, Luc Charles-Dominique, donne la démission de son association de la fédération. Il porte à cette occasion le débat sur la place publique en expliquant sa position dans une lettre ouverte. S'en suit un échange de lettres, que vous pouvez retrouver ici, sur le blog de Luc Charles-Dominique.
Le discours mobilisé par le chercheur est particulièrement intéressant. Pour LCD, le principal problème - je laisse ici de côté les problèmes humains inhérents à la vie associative - porte sur l'inscription, processus contestable de son point de vue de scientifique et politiquement dangereux. Je vous en choisis le passage le plus dense:
"En effet, « inscrire » un fait culturel (musical et/ou chorégraphique) au PCI, c'est le « sélectionner » au détriment de tous les autres, c'est lui fabriquer une dimension emblématique qu'il ne possède pas nécessairement, c'est l'« essentialiser » à la fois dans un territoire et dans une « culture », c'est instaurer un processus de compétition, de mise en concurrence, de « protection », d'exacerbation des identités individuelles et collectives, de muséification et de réification des cultures dues à une institutionnalisation excessive et sclérosante..."
La position semble plus basée sur l'affirmation de principes fermés à la discussion que sur une compréhension précise de l'esprit de la convention de l'UNESCO. Il n'est pas fait mention de l'implication des communautés dans le processus (opposée à la décision unilatérale de sélectionneurs de patrimoine que semble suggérer LCD), du souci d'éviter toute folklorisation, réutilisation commerciale ou politique. Il s'agit donc plus de procès d'intention, sans doute basés sur le travail d'autres structures de patrimonialisation comme les groupes folkloriques de la génération 1890-1950 poue lesquels une partie de ces critiques sont sans doute recevables. Bien sûr qu'il peut y avoir des abus, des détournements, des idées fausses propagées par des candidatures au PCI. Mais les scientifiques ont toute liberté d'apporter leur contribution au débat en dialoguant avec les communautés patrimoniales, à condition qu'ils acceptent d'y participer et ne laissent pas les choses se passer sans eux.
Le fait patrimonial, à mes yeux, ne sclérose pas l'évolution d'un fait social, ne le confine pas dans une configuration figée et dogmatique : il est simplement une nouvelle coloration et une nouvelle modalité de transmission qui s'y ajoute, à un moment où une communauté, car c'est bien elle l'actrice majeure définie par la convention, estime qu'elle a besoin de cet outil institutionnel pour pérenniser une pratique. Alors certes, les formes de cette pratique ont sans doute tendance à se figer dans un état particulier. Mais tout ce que'elle sous-tend en terme de représentations ou d'enjeux sociaux reste bien mouvant et reste ouvert à de nouvelles constructions.
Le scientifique qui analyse sa société telle qu'elle est voit donc son terrain d'investigation enrichi d'une dimension nouvelle, de discours nouveaux.
Le scientifique qui cherche à étudier une société telle qu'elle a pu être dans le passé ou la forme que cette pratique prenait alors doit prendre, certes, du recul, puisque cette dimension patrimoniale est en effet une strate supplémentaire entre l'observateur et l'objet qu'il souhaite étudier. Mais ne doit-on pas, quand on fait une critique sérieuse de ses sources, effectuer ce travail de recul de toute façon. Une attitude de rejet à l'égard du processus patrimonial, est-ce que ce n'est pas le signe d'un refus ou d'une incapacité à prendre ce recul pourtant absolument nécessaire pour produire une étude digne de foi et d'intérêt? L'institutionnalisation et tous les processus que décrit Luc Charles-Dominique sont bien des phénomènes sociaux. Se refuser à les étudier et à les comprendre, c'est s'interdire une compréhension pleine des musiques que l'on appelle traditionnelles. Donc, à mes yeux, l'argument scientifique contre le processus du PCI n'est pas valide.
Reste l'argument militant. Et finalement, c'est surtout cela que le débat autour du PCI révèle sur l'ethnomusicologie de la France : elle est née, dans sa configuration actuelle, d'une pratique musicale revivaliste et militante, qui a peiné pour conquérir une place - précaire - dans le milieu universitaire, a parfois pris ses distances avec le milieu associatif, mais elle ne s'est jamais coupée totalement de ses racines. Elle aime son objet, elle l'aime passionnément, et on peut la comprendre. Elle défend à travers lui des valeurs qui lui son chères: la diversité culturelle, un certain refus de l'identitarisme... Elle ne s'en cache d'ailleurs pas particulièrement. Il me semble que cela l'amène néanmoins à prendre des directions qui ne sont pas celles d'une critique radicale de la manière dont ces musiques nous parviennent et se présentent à nous aujourd'hui, et qui la détourne d'une parfaite rigueur et d'une irréprochable honnêteté intellectuelles.